Père du gangsta rap sénégalais depuis quinze ans et activiste acharné, le chanteur est détenu en prison depuis le 24 janvier pour « diffusion de fausse nouvelle et menace de mort ». De Louga à Paris, portrait d’une légende du hip-hop galsen, symbole de la liberté d’expression.
« Aucune colère ne peut justifier mon écart de langage. Vous qui m’écoutez, je vous dois le respect. Et utiliser certains mots, c’est en manquer vis-à-vis de ceux qui prennent le temps de t’écouter. Je vous présente humblement mes excuses pour mon comportement. » Le 12 janvier 2023, sur son compte Facebook, Nitdoff publie à l’intention de ses plus de 250 000 abonnés un message d’excuses.
Quelques minutes auparavant, casquette vissée sur la tête, chaînes en argent autour du cou, le démonstratif rappeur venait de hurler sa colère contre les dysfonctionnements de son pays dans un live vidéo d’une demi-heure. « Mafiosos », « voleurs », « fils de… », les rimes fleuries et les insultes y volaient, en wolof et en français. L’artiste, excédé, fustigeait le pouvoir sénégalais et le président Macky Sall, coupable de laisser planer le doute sur sa volonté, ou non, de briguer un troisième mandat. Dans un climat politique tendu à 13 mois de l’élection présidentielle, ce cri du cœur du monument du rap sénégalais a fait le tour du web. Et est arrivé jusqu’au bureau du procureur de la République, qui a ordonné l’ouverture d’une enquête.
Dans le collimateur
Six jours plus tard, le 18 janvier, Nitdoff est cueilli par la Sûreté urbaine de Dakar chez lui, dans le quartier de Nord Foire. Il est poursuivi pour « diffusion de fausse nouvelle, outrage aux magistrats et menace de mort ». En garde à vue, l’artiste assume et enfonce le clou : « Si je dois parler du Président, je le fais. Je n’ai pas peur de lui. Ceux qui soutiennent le troisième mandat doivent être mis hors d’état de nuire. » Placé sous mandat de dépôt le 24 janvier, dans l’attente d’un jugement, il n’a plus quitté depuis la maison d’arrêt de Rebeuss, à Dakar.
« Au début, on pensait qu’il n’y passerait que quinze jours, on se taquinait », avoue Shaem Diop, son manager depuis 2018. « Puis nous avons compris que l’objectif était de le faire taire définitivement. » Pour cet ami de longue date, « l’arrestation n’a pas été une surprise. “Nit” était dans le collimateur. Il a toujours été la cible deso politiques et j’ai mille histoires de concerts où nous avons été bloqués de façon injuste. »
Dernier exemple en date ? La douzième édition du Show of the Year, le plus gros événement hip-hop du Sénégal, créé en 2009 par Nitdoff lui-même. Un concert de dix heures ouvert aux Mcs débutants, qu’il a pris l’habitude de conclure au petit matin. Le 16 décembre, la veille de l’événement qui rassemble chaque année près de 10 000 spectateurs au stade Iba-Mar-Diop, le préfet de Dakar annulait la fête pour « raisons de sécurité ». Malgré le soutien de l’ensemble du hip-hop galsen « cette décision aux relents politiques a fait beaucoup de mal à Nit », rappelle Shaem Diop.
Un succès sur lequel peu auraient parié en 2007. Depuis Paris, un certain Nitdoff – « Nit » pour « personne sensée » et « doff » pour « folle » en wolof – balance le titre « Kalashnikov ». « Une déflagration dans un paysage bouillonnant du hip-hop sénégalais », se rappelle Serigne Seye, chercheur en cultures urbaines à l’Université Cheikh-Anta-Diop. « Cet inconnu clashe l’ensemble de la scène de l’époque avec des références très claires et des attaques contre ceux qui introduisent le mbalax dans le rap. » Un « j’t’emmerde » de MC Jean Gab’1 à la sauce sénégalaise qui met un coup de projecteur sur ce rappeur musculeux. Un pied de nez d’autant plus marquant que Nitdoff n’est « pas un boy de Dakar ou de sa banlieue, il est originaire de Louga, ville traditionnellement connue pour sa danse mbalax », poursuit l’universitaire.
Case prison
Né le 31 juillet 1984 à Louga dans le Nord-Ouest, Mor Talla Guèye « devient le premier rappeur de région à exploser ». Un accomplissement pour ce passionné de musique, tombé dans le rap avec son groupe BMG dans les années 1990. Devant le peu de perspectives qui se présentaient à lui au Sénégal, il s’exile à Paris où vit son père au début des années 2000, déterminé à sortir un album. En France, le Sénégalais navigue entre les ennuis – passe même par la case prison – et les rencontres artistiques. En 2006, celle avec Mao Prod va changer sa vie. De son vrai nom Mao Sidibé, ce producteur sénégalais tente également de percer dans la musique. « J’ai adoré son énergie, et on avait les mêmes références en hip-hop cainri – de Just Blaze aux sons hardcores français –, et déjà des revendications pour l’Afrique. »
Lancé vers son rêve de succès, le duo sort le premier album M’Bede Bi (« la rue » en wolof) en 2007, pour lequel le roc de Louga est nommé révélation rap de l’année au pays de la Teranga. Un titre qu’il célèbre en baladant ses chaînes en or, ses Timberland et son bandana lors d’une tournée dans la banlieue dakaroise, puis en région, « où son gangsta rap militant séduit la jeunesse », analyse Serigne Seye. « Son style à la 50 Cent, son charisme et les bruits sur le fait qu’il ait fait de la prison ont permis de légitimer sa street cred et d’en faire le premier bad boy du rap sénégalais. »
Un rappeur dur dont la réputation va se polir au rythme de ses engagements politiques. En 2012, frappé par l’actualité sénégalaise, il devient sympathisant du mouvement populaire Y’en a marre et décide de rentrer à Dakar. « Mor Talla se bat contre tout ce qu’il trouve injuste, et il est prêt à prendre tous les risques », témoigne Mao Sidibé. « Lors des manifestations de 2012, je l’ai vu par exemple défendre seul une femme qui se faisait agresser par cinq ou six voyous. Au-delà de l’agression, ils desservaient la cause. » Nitdoff n’hésite pas non plus à critiquer un autre poids lourd du rap galsen, Canabasse, qui demande de ne pas se rendre dans la rue.
Complicité publique avec Ousmane Sonko
« Ses prises de position engagées sont très appréciées par les membres du mouvement hip-hop traditionnellement contestataire, et il devient un porte-parole des aspirations et des luttes de la jeunesse sénégalaise », détaille Serigne Seye. D’autant que son influence s’étend au-delà de la scène avec l’organisation de dons durant le ndogou (rupture du jeûne) ou de dons adressés aux orphelinats. Un activisme qu’il poursuit en musique, en 2016, avec un double album, Roi d’Afrique – hommage aux héros du continent –, qui connaît un succès phénoménal, illustré par deux concerts à guichets fermés en 48 heures, au Grand Théâtre national de Dakar, puis au stade Iba-Mar-Diop.
Au même moment, un jeune homme politique ambitieux, Ousmane Sonko se fait un nom dans l’opposition sénégalaise. « Même s’il n’a jamais voulu suivre un politique, Nitdoff a vu son arrivée comme une bonne nouvelle car ils se retrouvaient naturellement dans leurs combats contre la corruption, la pauvreté et pour la démocratie, soutient Shaem Diop. C’est d’ailleurs Ousmane Sonko qui a rejoint Nitdoff plus que l’inverse. » Une complicité publique et des attaques de plus en plus frontales contre le président – « Macky nous tue, Macky nous torture » dans le son « C’la dictature » sorti en 2022 – qui, pour beaucoup, serait à l’origine de sa détention. « Si vous militez pour le Pastef [parti des Patriotes africains du Sénégal pour l’éthique, le travail et la fraternité], vous savez ce qui vous attend… », indique un ancien membre du mouvement Y’en a marre qui préfère garder l’anonymat. « Dans notre pays, plusieurs centaines de sympathisants croupissent en prison aux côtés de Nitdoff pour leur appartenance politique. »
Ces derniers mois, les témoignages de soutien de la part de rappeurs (Xuman, Fou Malade, Docta Wear) et de fans, pour qui l’emprisonnement d’un monument du mouvement est vécu comme une agression, se sont succédés. Le 15 février, et bien avant de connaître des mois agités, le candidat à la présidentielle Ousmane Sonko participait à une marche pacifique au son des « Libérez Nitdoff ! » Depuis, l’opposant politique a été condamné deux fois, a vu son parti dissout et a entamé une grève de la faim pour dénoncer sa situation le 30 juillet avant d’être incarcéré le lendemain. Il a été suivi par de nombreux sympathisants emprisonnés, parmi lesquels un certain Mor Talla Guèye, dont toutes les demandes de mise en liberté provisoire ont été rejetées depuis huit mois. « C’est très difficile pour lui, mais surtout pour sa famille, dont ses trois enfants, avec qui il ne peut plus communiquer, confie son manager. Les gens connaissent sa loyauté et son engagement pour la liberté d’expression depuis plus de quinze ans. Il ne changera pas. C’est Nitdoff… »