Le nouveau régime de Dakar et les défis de la Sénégambie
De retour à Dakar, en provenance de la Mauritanie, le Président Bassirou Diomaye Faye, n’aura attendu qu’une journée pour reprendre les airs en direction d’un autre pays voisin. En s’embarquant à bord de la Pointe Sarène, l’avion présidentiel, le nouveau Président de la République du Sénégal a choisi la Gambie pour sa deuxième visite officielle. Aussi paradoxal que cela semblait être, il est allé pourtant rendre visite à un autre pays, mais situé à l’intérieur de son propre pays. Étant considérée comme une enclave du Sénégal, la Gambie occupe une place de choix dans la diplomatie sénégalaise eu égard au bon voisinage et aux relations millénaires qui lient ces deux pays. Dans son illustre ouvrage intitulé « La Sénégambie » et publié en deux volumes, Boubacar Barry nous rappelle l’histoire commune de l’espace sénégambien qui, en réalité, précise-t-il, ne concerne pas seulement le Sénégal et la Gambie. De manière plus large, ce dit espace inclut une partie des deux Guinée, du Mali et de la Mauritanie. L’historien met en relief l’émiettement de cet ensemble et l’irruption des frontières artificielles qui vont finir par asseoir “les privilèges nationaux de souverains légitimistes” (Barry, Vol 1, p.14).
Si Barry vise à analyser l’absurdité de nos frontières artificielles ” tout en préconisant l’impérieuse nécessité, à l’étape actuelle de notre destin, de nous tendre la main et d’accepter de tout partager dès maintenant pour assurer notre survie et un meilleur avenir pour nos enfants” (p.20), c’est parce qu’il reste préoccupé, comme bon nombre d’historiens panafricanistes, par la stagnation d’un espace qui dispose d’un potentiel économique énorme pouvant enclencher un véritable progrès pour ses peuples.
À vrai dire, le Sénégal et la Gambie sont deux pays frères qui se confondent dans le même espace. Cependant, à cause de la réalité coloniale, et de la volonté manifeste du pouvoir colonial de fragiliser le tissu social africain pour l’instauration d’un paradigme qui sert les intérêts des puissances étrangères, cette zone sera balkanisée au profit de la France et de l’Angleterre. Ces deux puissances vont y instaurer deux systèmes politiques différents qui ne feront, au fil des années et des siècles, que renforcer la distanciation et l’aliénation des peuples qui, jusque-là, restaient unis, et solidaires, cimentés par une histoire et un destin communs, malgré l’existence de quelques écueils, fait inhérent à l’histoire.
Il est vrai, qu’à la veille des indépendances, et bien après celles-ci, les premiers dirigeants de l’espace sénégambien ont cherché à faire revenir la situation précoloniale en tentant de restaurer de grands ensembles régionaux. Pour ce qui est du Sénégal et de la Gambie, plus particulièrement, après l’éclatement de la Fédération du Mali, de solides jalons furent posés vers l’établissement d’une Sénégambie et le point culminant fut la rencontre de Banjul en juillet 1964.
Malheureusement, c’était l’époque où les partis uniques dictaient leur loi sur le continent africain, favorisant de facto, l’émergence de dirigeants autoritaires prônant un nationalisme chauvin. Par conséquent, la plupart des initiatives régionales ne parvinrent pas à survivre, et la Sénégambie ne fut guère une exception. Même si des efforts seront constamment consentis pour préserver la paix et l’harmonie entre les deux pays, les frontières artificielles vont beaucoup impacter sur leurs relations. La réalité d’un Etat gambien souverain va accentuer l’isolement de la partie sud du Sénegal. Et, dès les années 80, s’y installait un conflit qui, bien des moments, va donner naissance à des accrochages qui remettent en cause cette histoire et ce destin communs tant chantés.
En plus, l’arrivée au pouvoir, en 1994, du Président Yahya Jammeh, sur un coup de force militaire, avait placé la Gambie sous un régime dictatorial. Durant les deux prochaines décennies, les relations entre Dakar et Banjul seront marquées par des tensions permanentes qui vont finir par saper la confiance et le vivre ensemble qui caractérisaient le bon voisinage.
Plus tard, en 2017, lorsque le Président Jammeh sera obligé de quitter le pouvoir suite à sa défaite contre Adama Barrow, ayant bénéficié du soutien indéfectible de Macky Sall, Dakar et Banjul entrevoient un nouveau départ dans leurs rapports. Il faut surtout souligner, à ce niveau, le leadership énergique adopté par l’ancien Président du Sénégal qui met l’Armée sénégalaise à la première ligne du front des forces de la CEDEAO, saisissant cette occasion en or pour accélérer le départ d’un Jammeh longtemps accusé d’avoir usé de la position stratégique de la Gambie pour alimenter la rébellion casamançaise. En réalité, il exercera, tout au long de son magistère, une pression constante sur les autorités de Dakar. Le départ de Jammeh, le rapprochement entre Barrow et Sall, en qui le Président Gambien voit un protecteur, ne sont que bénéfiques pour les deux peuples frères. En somme, les relations reviennent à la normale. Mieux, elles sont renforcées à tous les niveaux.
À ce titre par exemple, la traversée des frontières est facilitée de part et d’autre et d’importants travaux infrastructurels seront mis en branle. Il en résulte la construction du pont transgambien de Farafenni, le projet de la ligne d’interconnexion et du barrage hydroélectrique de Sambagalou, sous l’égide de l’OMVG, gages d’une véritable intégration bilatérale et sous régionale.
Nous osons affirmer, sans risque de nous nous tromper, que le pont de Farafenni est une véritable bouffée d’oxygène dans la circulation des biens et des personnes. La ligne d’interconnexion est également une initiative sous régionale qui peut être prolongée dans les autres pays pour favoriser l’intégration. Le barrage quant à lui, en plus de pouvoir fournir de l’électricité aux réseaux des différents pays, permettra à des millions d’habitants issus des zones enclavées d’améliorer leur bien-être et développer leurs activités économiques.
Ainsi, à l’heure où le Président Bassirou Diomaye rencontrait son homologue gambien, Adama Barrow, il gardait certainement à l’esprit ces belles réalisations qui témoignent de la volonté et de l’engagement des deux peuples et de leurs dirigeants à accélérer le processus d’intégration. Seulement, quand bien même fier de ces fastes, le nouveau Président du Sénégal était aussi conscient des enjeux énormes qui caractérisent la coopération entre Dakar et Banjul et des défis substantiels qu’il doit relever pour marquer, à sa propre manière, son empreinte dans la marche sénégambienne.
S’il y a un chantier de première importance dans lequel il faudrait s’investir, c’est bien la restauration d’un climat de confiance entre les deux États et leurs peuples. Les nouvelles autorités de Dakar doivent, à tout prix, s’efforcer de corriger l’une des erreurs manifestes du régime précèdent. Il s’agit du sentiment de l’ingérence du Sénégal dans les affaires intérieures de la Gambie. Ce sentiment est largement partagé par nos voisins, surtout les jeunes et les élites Gambiens qui voient le Sénégal disposer de « beaucoup d’autorité dans leurs propres pays ».
Il ne fait aucun doute que l’intervention du Sénégal à la tête de la CEDEAO a été salutaire et très bien accueillie par les populations gambiennes qui avaient trop souffert du règne de Jammeh. Cependant, les Gambiens ont vite eu le sentiment que Barrow était entraîné dans un suivisme dangereux au point de permettre à Dakar de s’incruster dangereusement dans des aspects névralgiques comme la sécurité. Les Gambiens sont gênés par cette situation et nourrissent une certaine méfiance vis-à-vis du Sénégal. Vu sous cet angle, le régime du Président Bassirou Diomaye devra les accompagner à retrouver leur fierté de sorte à restaurer la confiance entière des Gambiens à l’endroit de leurs frères et sœurs sénégalais. Ce n’est que sur cette base que l’on pourra jeter les fondements d’une coopération ancrée sur le respect mutuel et porteuse d’une intégration réussie.
Le Sénégal devra concevoir une coopération plus agile qui continue à appuyer la Gambie sur le plan sécuritaire. Dans un contexte où sévit le grand banditisme, la menace terroriste et d’autres problèmes sécuritaires, les deux pays doivent mettre en place une coopération militaire et policière efficace et renforcée capable de garantir la sécurité maximale à leurs citoyens. Une Sénégambie en sécurité est aussi le gage d’une floraison de l’industrie touristique qui représente un pan important du PIB des deux pays respectifs.
Un autre défi de taille reste à poursuivre, de manière résolue, la construction d’infrastructures de grande envergure ayant comme mission de faciliter l’intégration des peuples. À ce propos, le plus grand projet pourrait être la construction du pont Bara-Banjul. Comparé au pont de Farafenni, ce nouvel ouvrage requiert plus de moyens, d’ingéniosité, de volonté et d’engagement de la part des deux États. Rien que la distance entre Bara et Banjul, qui est de 5,6 km, alors que le pont de Farafenni mesure 1,9km, montre l’ampleur et l’urgence de la tâche.
Cependant, au regard de l’impact économique, le jeu en vaudra bien la chandelle. D’abord, la Gambie sera le bénéficiaire direct de ce joyau construit dans son propre pays, comme d’ailleurs le pont de Farafenni. Ce pont sera la source d’énormes recettes fiscales qui, en plus de garantir une sécurité sans précédent pour les voyageurs. – si l’on sait qu’en ce moment qu’aucun des ferry gambiens n’est opérationnel et que de sérieuses pannes en pleine mer, ont été récemment enregistrées à plusieurs reprises.
Ainsi, dans le cadre de la coopération bilatérale, le Sénégal y gagnera largement à travers les échanges commerciaux, notamment la circulation des biens et des personnes. Avec ce pont, il sera plus facile de rallier Dakar en quittant Ziguinchor et vice versa. Les opérateurs économiques et hommes d’affaires sénégalais pourront facilement atteindre le marché gambien des grandes villes comme Serekunda en empruntant le pont, en un temps record. Les gros porteurs mèneront plus paisiblement leurs trajets avec plus de sécurité tandis que les familles distanciées de part et d’autre se fréquenteront plus aisément. Particulièrement, la gestion des flux économiques, des biens et des personnes à travers ses infrastructures frontalières va constituer une expérience inédite pour consolider l’intégration douanière pour l’instauration de la zone de libre échange ouest africain, au-delà, continentale.
En plus, en participant à la mobilisation du financement, le Sénégal pourrait parvenir à négocier aux fins de permettre à un grand nombre de ses cadres chevronnés et de ses ouvriers qualifiés de trouver du travail dans la construction du pont et sa maintenance. Nos entreprises pourraient même se voir attribuer certains marchés dans les travaux de construction.
Sur le plan infrastructurel, on peut noter l’urgence de contrôler et de gérer la salinisation du fleuve Gambie. Le bassin de ce fleuve est, aujourd’hui, menacé par la montée d’une salinisation croissante. Les conséquences sont visibles autour du fleuve et dans des zones très avancées. Ce phénomène affecte une large partie des terres arables au Sénégal. Aujourd’hui, la partie sud des régions de Kaolack (Karang, Nioro, Kaffrine… etc) est confrontée à cette menace de salinisation avec la dégradation des terres agricoles et l’incapacité de pratiquer les cultures de crues d’antan dans bien des superficies.
En plus de cela, cette salinisation constitue une atteinte à la faune et à la flore et pourrait se propager dans des zones aussi lointaines que la grande forêt de NiokoloKoba, qui est traversée par le fleuve. Aujourd’hui comme il a été question de construire un barrage anti-sel à Diama pour le fleuve Sénégal, il est nécessaire de procéder à la même technique pour freiner l’avancée galopante de la salinisation. Le Sénégal et la Gambie, de concert avec les autres Etats de l’OMVG doivent s’atteler à la construction de cet ouvrage. En plus des retombées énormes qu’il aura sur l’écosystème alentour, le barrage permettra de cultiver des milliers d’hectares, d’intensifier l’agriculture et de créer des emplois. Il assurera la mise en place d’une autre zone d’intérêt agricole de grande envergure à l’instar de la Vallée du Fleuve Sénégal et du bassin de l’Anambé. Il participera aussi à renforcer les efforts sur la sécurité alimentaire et la mise en place de systèmes agricoles durables pour ainsi permettre à ce grand ensemble de ne plus continuer à miser sur des chaînes d’approvisionnement alimentaires fragiles au vu de la pesanteur des guerres et des complexités au Moyen Orient, une zone de transit privilégiée pour les marchandises dans le commerce mondial.
Parmi les les priorités du Président Diomaye, il devrait figurer aussi le renforcement de la coopération sur le plan de la protection des ressources forestières. Selon une étude de la FAO, réalisée en 2011, le Sénégal perd chaque année 45 000 ha de ses forêts. Et, ces dernières se retrouvent exclusivement dans les zones Est et Sud du pays. En réalité, ces dernières années, la Gambie est devenue un lieu de transit pour le juteux commerce de bois dont la part la plus importante provient de la Casamance. Déjà, sous l’ère de Jammeh, de puissantes entreprises, principalement chinoises, de connivence avec Banjul, vidaient nos forêts de leurs arbres les plus précieux à travers cet abattage sans merci. Cette même pratique, hélas, persiste toujours. Le Président Diomaye devra, en conséquence, convaincre son homologue gambien de l’urgence de protéger nos forêts qui jouent un rôle crucial dans un contexte de changement climatique aux effets déjà dramatiques. Il urge, de ce point de vue , d’envisager une politique environnementale qui s’inscrit dans la durabilité et qui est adoptée par les deux pays. Au premier chef, le dispositif sécuritaire pour protéger ces forêts doit être renforcé avec un personnel suffisant et des moyens de surveillance sophistiqués issus des dernières technologies. Parallèlement, une politique de veille citoyenne solide devra être promue, en impliquant les populations qui doivent être conscientisées et habilitées à apporter leur propre contribution, car étant les premières couches à être impactées par l’exploitation abusive de nos forêts. Au demeurant, s’il reste difficile de se passer de l’usage du bois dans notre industrie moderne, une politique de reforestation doit être envisagée et appliquée à travers les pouvoirs centraux et décentralisés, avec l’appui des États. Le Sénégal doit rester particulièrement vigilant par rapport à la préservation de la forêt casamançaise qui représente une grande partie de la biodiversité avec un écosystème de plus en plus menacé par la déforestation et l’avancée de la salinisation. Cette zone représente un équilibre écologique dans la région et devra être préservée à tout prix.
Le renforcement de l’assistance technique doit aussi être inscrit au chapitre des priorités entre Dakar et Banjul. À bien des égards, le Sénégal bénéficie d’une certaine avance sur la Gambie sur bon nombre de secteurs. L’appui de Dakar pourrait s’avérer crucial en matière planification urbaine, de construction de grands chantiers tels que les ponts, autoroutes, complexes sportifs, grands bâtiments publics et universités. S’il est vrai que le Sénégal a largement misé sur des partenaires et des groupes étrangers pour réaliser ses infrastructures, il pourrait faciliter la voie à la Gambie. D’une manière plus audacieuse, les entreprises sénégalaises, en faisant valoir leur expérience de cohabitation avec les grandes multinationales, pourraient chercher à pénétrer ce marché avec l’appui de nos autorités. En outre, le Président Diomaye pourrait s’appuyer sur la Gambie pour faire valoir l’expertise et le savoir-faire des patrons d’entreprises sénégalais aux fins d’obtenir des contrats ou d’étendre leur business en Gambie, à travers une politique réfléchie comme cela se fait aujourd’hui avec le Maroc, la Turquie et les pays du Golfe. La Gambie pourrait être une porte d’entrée vers la sous-région pour les champions sénégalais.
En outre, le Sénégal pourrait beaucoup appuyer dans la formation des ressources humaines à travers une coopération universitaire renforcée. Pour ce faire, des partenariats avec les universités sénégalaises, les écoles de Médecine, les hôpitaux universitaires et les autres infrastructures sanitaires de renommée du Sénégal, les Écoles d’agriculture entre autres pourraient y jouer un rôle de premier plan.
En somme, il va sans dire que la Gambie et le Sénégal sont deux peuples amis et frères qui ont partagé un passé multiséculaire et qui sont condamnés à assumer un futur et un destin communs. S’il est établi que leurs relations ont été marquées par des hauts et des bas, il importe, aujourd’hui, pour nos régimes, surtout pour celui de Dakar qui s’inscrit dans une logique de rupture et qui nourrit un grand d’espoir pour l’intégration régionale, de dépasser le simple stade de la rhétorique et poser les jalons qui devront construire les véritables chantiers liés à la paix, à la sécurité et au progrès humain pour un développement durable et inclusif de la grande Sénégambie.
Dr. Ameth Diallo, Commissaire Scientifique aux Affaires Etrangères et du Panafricanisme de PASTEF Les Patriotes