Si l’on pense comme Bourdieu que parler est un « jeu aux enjeux notoires » (1982) ou encore comme Foucault que les mots font partie de « ce par quoi et pour quoi les acteurs sociaux luttent (1971), sans doute conviendrait-il de s’intéresser à l’inventivité lexicale des jeunes sénégalais engagés dans la « résistance » prônée par le président Ousmane Sonko. Ces jeunes, qu’on le veuille ou non, constituent l’avant-garde des franges de la société qui portent une exigence d’émancipation du Sénégal, vis-à-vis des puissances impérialistes, ainsi qu’une quête radicale de démocratisation et de moralisation de la vie politique. Le rapport de force qui les confronte aux réseaux de pouvoirs institués a un versant lexical.
En effet, les jeunes insurgés opposent, à ceux qui cherchent à pérenniser l’ordre dominant des mots d’ordre, sinon des mots, tandis que leurs antagonistes, forts d’une « idéologie d’aînesse » (Mbembe, 1985), leur jettent à la figure des critiques fondamentalement normatives. Or, cette polarisation ne fait que renforcer le pouvoir d’identification des jeunes à des mots et à des mots d’ordre qui deviennent en quelque sorte l’emblème de leur appartenance à une « communauté de résistance ».
Ainsi, ces mots et expressions font partie de « l’idiome commun » à travers lequel ils échangent, se reconnaissent, s’encouragent, bref s’inscrivent dans une sociabilité langagière des « insurgés ». La notion « d’idiome commun » pourrait être perçue, ici, comme inappropriée car au fond, c’est uniquement à un niveau lexical, et non syntaxique ou phonétique par exemple, que ces jeunes militants se distinguent. Mais il n’en demeure pas moins que leur vocabulaire finit par avoir quelque peu la matérialité d’un « we code » (Gumperz, 1989) à travers lequel ils renforcent leur cohésion tout en se démarquant des « locuteurs-conservateurs » du « système ».
Du point de vue sociolinguistique, ces mots et expressions tels que « projet bi », « mu sell mi », « focus », « mortal combat », « deuxième vague », « maintien rekk ! », etc. sont forgés via les mécanismes de l’emprunt (« focus », « projet »), de l’alternance codique (« maintien rekk »), du jeu avec le langage (« sélection présidentielle » vs « élection présidentielle »), du détournement de mots (« dealogue » pour « dialogue »), de l’extension de sens (« deuxième vague »), etc. A y regarder de près, la fabrique de ces mots et mots d’ordre démarcatifs, et non moins subversifs, ne relève pas du jaillissement de signifiants nouveaux mais repose sur un réordonnancement de signifiants déjà-là. Néanmoins, ce réordonnancement s’opère dans un écart à la langue admise lorsqu’il s’agit du wolof et dans une distanciation par rapport à la norme scolaire lorsqu’il s’agit du français. Passons au crible la dernière trouvaille en vogue : « maintien rekk ! ». Cette expression a conquis depuis quelques semaines une saillance et une récurrence dans les dits et écrits des jeunes résistants. « Maintien rekk » n’est pas né ex nihilo. L’expression a été forgée par des acteurs précis, dans un contexte précis, que l’on peut retracer en lisant le récit qui va suivre.
« C’est en subissant l’épreuve du feu que le fer gagne en éclat »
Bentaleb Sow est un jeune sénégalais membre de Pastef-Les patriotes mais aussi membre de FRAPP, France Dégage ! (voir première photo en illustration)
Son militantisme dans ces deux foyers ardents de la résistance lui ont valu d’avoir eu plusieurs fois maille à partir avec la justice. En août 2017 déjà, il avait été arrêté en compagnie de Kémi Seba, après une plainte de la BCEAO qui leur reprochait d’avoir brûlé un billet de 5000 CFA. Dans le contexte du projet de décapitation de Pastef et de liquidation du président Sonko, Bentaleb Sow ne pouvait que difficilement échapper à la traque qui a envoyé près d’un millier de personnes en prison. Élargi, il y a quelques semaines, après onze journées d’interrogatoires, voici globalement ce qu’il a raconté sur sa page Facebook : « J’ai été kidnappé le 31 mai à 19h par des éléments en civil de la gendarmerie sans qu’aucune infraction ne me soit notifiée. J’ai été entendu devant maître Michel Mahécor Diouf qui lui aussi était étonné que pendant toute l’audition aucune infraction ne m’ait été notifiée. C’était du « je t’arrête et après je cherche quoi te coller ». Et pour ça faut pas compter sur Bentaleb. Ils ont mis sur la table plus d’une vingtaine de captures de mes posts (surtout ceux des évènements de Ziguinchor), sur la cagnotte des veilleurs, sur « l’attaque » des maisons de responsables politiques. Ils m’ont fiché (photos, empreintes et tout le reste) et le jeudi soir, au moment de signer mon pv d’audition, j’ai découvert les charges retenues contre ma petite personne : atteinte à la sûreté de l’État, participation à des attroupements. J’ai été déféré au parquet le vendredi et voilà le début du processus visant à casser mon moral. 11 nuits de privation de liberté, enfermé entre 4 murs et 6 retours de parquets, me traînant chaque jour entre la cave du tribunal et les cellules de la Section de recherche. J’ai alors décidé d’entamer le jeudi une grève de la faim illimitée et totale pour le respect de mes droits malgré la réticence de mes avocats dont Ndeye Coumba Kane (amuma sa fay ! Toujours présente) et maître Tall sous le regard de maîtres Moussa Sarr, Bamba Cissé, Faty Diallo senior et junior. J’avais les arguments pour ! Je ne suis pas un mouton qu’on trimballe chaque jour d’enclos à enclos et si je savais que cette séquestration allait durer plus d’une semaine j’allais entamer cette grève depuis fort longtemps. Je préfère mourir dans la dignité que de vivre dans le déshonneur. Le samedi j’ai été réveillé en plein sommeil vers 16h pour que le commandant me dise que le procureur a ordonné ma remise en liberté. Ni la ci tollu, Ñoo ci bokk yem C’est définitivement clair que cette arrestation visait à me casser et surtout casser une ligne de communication qui dérange (arrestation préventive). Avec moi ça sera toujours des informations claires, fiables et en temps réel. J’ai mis toutes mes connaissances en guise de contribution au Projet: que ce soit le graphisme, la com digitale , les quelques petites notions en sécurité informatique que j’ai grattées au fil des années de formation (malgré le manque de régularité à l’école depuis 2 années à cause des évènements successifs) et mon XP en militantisme à l’école du FRAPP sous la vigilance de nos doyens de la gauche. Que ça soit dehors ou en prison, rien n’arrêtera ni ne stoppera notre impact si ce n’est la mort et ce jour nous aurons le sentiment du devoir accompli. À la Section de recherche (SR), j’ai laissé Vito et Patrick Boucal calmes, souriants et toujours déterminés. J’y ai laissé aussi les 14 femmes du bois sacré qui ont refusé le bracelet électronique. À la cave j’ai rencontré au fil des jours pas moins de 300 personnes dans les liens de la détention. 9 sur 10 ont été torturés avec des cicatrices visibles. Un agent de santé a été dépêché à plusieurs reprises pour soigner des blessés. À la cave j’ai laissé aussi un Pape Abdoulaye Touré toujours debout malgré ses deux fractures. Je le taquinais en lui disant que toi tant que ta langue fonctionne ça va. Jambaar la ! J’y ai côtoyé la sister Falla Fleur pendant quelques jours. Ça a été dur pour moi le jour où elle a été placée sous mandat de dépôt mais c’est elle qui me disait : bro maintien rekk! ».
La résilience d’une Fleur bourgeonne forcément de résistance
Depuis ce récit fort émouvant de Bentaleb Sow, l’expression « maintien rekk ! » que lui a lancée Falla Fleur a fleuri dans la bouche des jeunes résistants. Pour rappel, Ndèye Fatou Fall, alias Falla Fleur (voir photo d’illustration 2), est une jeune sénégalaise, juriste de formation. Elle travaille dans une société de la place qui officie au Port Autonome de Dakar. Elle est très suivie sur Facebook et sa page y a gagné récemment une plus grande notoriété après qu’elle a livré à ses followers un reportage détaillé et minutieux et pratiquement en direct du procès sur l’affaire « Sweet beauty ».
Falla Fleur a été quelques jours après sa prouesse arrêtée et détenue car accusée d’avoir incité à la violence. Il est important de noter qu’elle avait déjà été arrêtée et battue en mars 2021, son visage candide en a longtemps porté d’ailleurs les stigmates. C’est de la bouche, disons du cœur, non plutôt des tripes, de cette jeune lionne qu’est sortie l’expression « maintien rekk ! » aujourd’hui en vogue. C’est donc bien dans les rigueurs du violon de la Section recherche, dans sa moiteur, entre les corps maltraités, entre les cœurs blessés, entre les esprits révoltés, que l’expression a jailli. Elle ne vient pas de l’imagination fertile d’un expert en com, qui entre un steak tartare et un expresso, dégustés à la terrasse d’un restaurant huppé d’un hôtel dakarois, pianote sur son MacBook, dernier cri, de quoi livrer une commande à des politiques qui cherchent à ferrer l’électorat jeune. « Maintien rekk ! » est une expression de la résistance, par une résistante et pour un résistant. Son destin est dès lors d’avoir le parcours le plus démocratique qui soit parmi le peuple des résistants. Soit dit-en passant le « jeal » (prison) d’où il a jailli a un poids considérable dans l’imaginaire qui se dégage du hip-hop, du parler des quartiers défavorisés, de la banlieue, bref des espaces qui fécondent une sous-culture en rupture avec les espaces mainstream, médiatiques et publicitaires.
De quoi « maintien rekk » est-il au juste le nom ?
« Maintien » est un mot polysémique de la langue française puisqu’il renvoie à « la manière d’être extérieure d’une personne » (maintien assuré, imiter le maintien de quelqu’un…). Mais il renvoie surtout à « l’action de maintenir » (maintien d’une candidature, maintien d’une inculpation, maintien dans les lieux de la détention, maintien sous les drapeaux…). Néanmoins, toutes ces acceptions valent pour le français normé pour ne pas dire hexagonal. Pour ce que l’on appelle le « français d’Afrique », et particulièrement pour ce qui est des particularités lexicales plus ou moins propres au Sénégal, « maintien » est très marqué par le sociolecte des sportifs (Sow, 2013). Il indique, entre autres, l’objectif de « maintien » dans une ligue donnée ; par exemple « les Samba Lingeer ont assuré le maintien » pour dire que l’équipe de la Linguère de Saint-Louis est assurée de jouer dans la division d’élite du championnat national, l’année d’après. L’expression renvoie surtout « au maintien d’une forme physique ». Par exemple, « yaa ngi maintien ? ; ci maintien laa nekk ; bul bàyyi maintien bi », sont des expressions qui parlent de la situation où un sportif doit continuer à entretenir une forme supposée idéale qu’il a acquise à force d’endurance et de persévérance. Il doit le plus souvent garder cette forme physique jugée idoine en vue d’une épreuve, d’une compétition plus ou moins proche voire imminente. Les lutteurs sénégalais, par exemple, utilisent cette expression pour parler de l’activité physique à laquelle ils s’adonnent les jours qui précèdent un combat. Après des mois d’intenses efforts de jogging, de musculation, de « contact » avec des sparring-partners, ils font du « maintien » à l’approche de leur retour dans l’arène. Cette activité dite de « maintien » leur permet de garder leurs « poids de forme » et leurs aptitudes athlétiques (explosivité, rapidité, agilité), sans se blesser et être au top le jour J.
On pourrait en dire de même des joueurs de Navétane qui font du « maintien » juste avant les matchs dits de « poule », après donc le travail « foncier » (phase de footing de haute intensité), suivi de la préparation « avec le ballon » et de matchs d’entrainements, dits « amicaux », etc. C’est dans des acceptions similaires que les jeunes patriotes résistants ont semblé reprendre à leur compte le mot « maintien ». Ils disent en gros à travers « maintien rekk » : « nous avons été résistants en mars 2021, nous avons été résistants en juin 2023, ne baisons pas les bras pour autant ! Quoiqu’il puisse advenir, continuons à nous préparer pour la lutte finale ! » : donc « maintien rekk ! ». Mais le maintien est ici moins physique que psychologique. C’est une inter-galvanisation à l’endurance, à la résilience et à la combativité. C’est dans le sens d’un encouragement à ne pas se décourager que « maintien rekk » est devenu l’expression d’une connivence entre les jeunes de la résistance. L’adverbe wolof « rekk » qui est actualisé dans l’expression est caractéristique de l’importance que ces jeunes accordent à la culture orale dans la fabrique des slogans contestataires (Ly, 2020).
En effet, des pratiques d’énonciation de l’oralité qui génèrent une musicalité de la langue accompagnent souvent la production de leurs mots d’ordre. A propos de « musicalité », l’on pourrait d’ailleurs voir un dialogisme entre « maintien rekk » et « Sénégal rekk » qui est le titre d’une chanson de Youssou Ndour.
Ceci dit, l’on pourrait objecter que certains mots cités dans cette tribune tels que « focus », « projet bi », « système bi », « mortal combat », ont été « parachutés » par Sonko lui-même et ne viennent donc pas des jeunes résistants tout comme « dealogue », « sélection présidentielle » ont été élevés au rang d’expressions populaires par des locuteurs comme Guy Marius Sagna, Pape Alé Niang… Il faut toutefois considérer avec Alice Krieg-Planque (2009) que « L’idée qu’un mot puisse être « parachuté » dans les discours ne peut tenir qu’à condition qu’on admette qu’il existe aussi, au sol, dans l’univers discursif et l’axiologie du moment, un dispositif prêt à l’accueillir et qui, si l’on peut dire, l’attend ». Le dispositif du moment qui a facilité la réception et la circulation de toutes ces expressions est dans la situation prérévolutionnaire que vit notre pays. Par ailleurs, la résistance revêt « une dimension culturelle, linguistique et spirituelle de grande portée. Elle puise sa force mentale et créative dans le génie culturel et l’imaginaire fécond du peuple. Ce foyer incandescent, intangible et ineffable (…) est le foyer d’éclosion d’innovations créatrices multiples (Guissé, 2021).
Pour finir, le président Sall lors de sa dernière adresse à la nation ainsi que dans sa récente interview au journal Le Monde a semblé préparer le pays à des convulsions qui pourraient survenir de la responsabilité qu’il estime sienne de devoir faire respecter « les décisions de justice », et il s’est posé au demeurant en garant d’un « maintien », celui de l’ordre. Inévitablement, il devra faire face à des milliers de jeunes sénégalais qui depuis des semaines se déclarent, eux aussi, dans le « maintien », mais celui de la flamme de la résistance !
Mouhamed Abdallah Ly est Maître de recherche en sciences du langage, IFAN.
Bibliographie
BOURDIEU Pierre, 1982, Ce que parler veut dire L’économie des échanges linguistiques. Paris : Ed. Fayard.
FOUCAULT Michel, 1971, L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France, Paris : Éditions Gallimard.
GUISSÉ Youssouph Mbargane, 2023, « La résistance, la force souveraine », https://www.seneplus.com/…/la-resitance-la-force… dernière consultation le 9 juillet 2023
GUMPERZ, John, 1989, Engager la conversation. Introduction à la sociologie interactionnelle, M. Dartevelle, M. Gilbert & I. Joseph (trad.), Paris : Ed. Minuit.
KRIEG-PLANQUE Alice, 2009, La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté.
LY Mouhamed Abdallah, 2020, « Y’en a marre : les options langagières d’un mouvement contestataire », Liens-FASTEF N°28- Vol. 1/ ISSN : 0850 – 4806, pp. 204-219
MBEMBE Achille, 1985, Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire. L’Harmattan – Paris
SOW Papa Aliou, 2013, Le français parlé dans le milieu du football au Sénégal : une pratique sociolectale, sous la direction de Marie-Anne Paveau et de Papa Alioune Ndao, Thèse de doctorat soutenue à Paris 13.