Annulation de l’élection présidentielle de 2024 : analyses politique et sociale d’un événement inédit

Le samedi 3 février, à la veille du début de la campagne pour l’élection présidentielle de 2024, le président Macky Sall, ayant recours implicitement au pouvoir que lui confère l’article 52 de la Constitution en évoquant une éventuelle crise institutionnelle a décidé d’abroger le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du collège électoral de novembre 2023 et a signé celui n° 2024-106 du 3 février 2024. Cette décision inédite d’annulation plutôt que de report de l’élection présidentielle sénégalaise est une première dans l’histoire politique du Sénégal.

Mais comment on en est arrivé là ?  

Pour trouver les raisons de ce coup d’État constitutionnel, il faut une analyse diachronique  et synchronique de l’histoire politique du Sénégal et des acteurs politiques qui révèle quatre éléments : l’instrumentalisation du droit et celui du modèle social sénégalais de dialogue national, le désengagement progressif de la communauté internationale des affaires politiques nationales en Afrique et une mauvaise perception qu’ont les hommes politiques en Afrique des missions qu’ils ont de conduire les destinées de leurs pays.

1. L’instrumentation du droit au service du politique

Depuis quelques années, les hommes politiques, le régime au pouvoir au Sénégal a mobilisé des juristes et les tribunaux au service de la confiscation du pouvoir, du troisième mandat, de la réduction de l’opposition politique à sa plus simple expression, de l’emprisonnement des opposants, des manifestants, des journalistes, de membres de la société civile…  Des juristes ont ainsi travaillé, au sein de l’État, au service des intérêts propres des hommes politiques. En retour, ils ont bénéficié d’avantages sociaux, de postes politiques, d’augmentations de salaires, de protection juridique. Profitant des désaccords au sein de cette discipline de sciences sociales, certains juristes ont légitimé par le droit toutes les volontés des hommes politiques.  Les controverses au sein de la discipline, les désaccords entre les juristes furent un terrain propice aux hommes politiques pour renforcer leurs pouvoirs par le droit.  Conscients ou non de la professionnalisation des hommes politiques pour l’accès et la conservation rationnelle du pouvoir, soumis à la logique néolibérale d’accès aux ressources (belles voitures, augmentation de salaires, postes politiques…), certains parmi les experts du droit ont perdu l’éthique d’être des gardiens de la morale et d’agir au service de l’intérêt général. Quand le juriste mobilise le droit au service du politique, il perd ainsi cette légitimité sociétale au service des valeurs démocratiques d’un Etat de droit. Ces dérives juridiques et judiciaires ont longtemps été constaté. Aujourd’hui, elles dépassent ceux-là même qui ont été les porteurs. L’instrumentalisation de l’Assemblée nationale contre le Conseil constitutionnel témoigne de la primauté du politique sur le droit. A partir du moment où les intérêts des hommes politiques ne sont plus en phase avec ceux des juristes, ils sont prêts à les sacrifier à la table de l’autel.  A force de faire dire à la loi tout ce que veut l’homme politique, certains juristes ont fini par désacraliser le droit et faire perdre leur respect par les hommes politiques. Ainsi comme le dit l’adage en wolof « kouy réendi si sa lokho ley nathie ( le sang coule d’abord entre les mains de l’égorgeur). Les soupçons de corruption de certains membres du Conseil constitutionnel sont une manifestation visible de cette crise que subit le droit. A noter que les juristes ne sont pas les seules victimes, la crise concerne tous les intellectuels, les universitaires tiraillés entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction.

2.  Le contrat social sénégalais est-il encore d’actualité ?

En évoquant sa décision, le président Macky Sall a clôturé son discours en proposant d’engager « un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive dans un Sénégal apaisé et réconcilié ». En fait, le dialogue national est toujours brandi comme la solution miracle pour éteindre le feu que les hommes politiques eux-mêmes ont contribué à attiser. Comme dirait le chanteur Tiken Jah « ils allument le feu, ils l’activent et après ils viennent jouer aux pompiers ». Il faut noter que dans l’histoire politique du Sénégal, les seuls moments où le pays a connu des crises majeures se situent avant ou après les élections. Les hommes politiques sont ainsi à l’origine des crises dans notre société et le peuple est toujours victime en y perdant ses fils et notamment des jeunes innocents. Le peuple dans sa sagesse et parfois sa résignation se limite à voter pacifiquement pour le candidat en qui reposent ses espoirs, malheureusement, candidement, contre un régime et non pas pour élire un candidat susceptible de régler les problèmes auxquels la société sénégalise dans sa majorité est confrontée.  Le contrat social sénégalais théorisé par tant d’universitaires n’est-il pas alors le problème de la démocratie sénégalaise car dans ce contrat, dans ces espaces de dialogues ne sont représentés pour la plupart que des hommes politiques, une partie de la société civile ou des leaders religieux ou d’opinions qui ne défendent que leurs propres intérêts au détriment de ceux de la majorité des Sénégalais. Les jeunes et les femmes qui représentent plus de 70% de la population y sont faiblement associés et subissent ainsi le diktat d’hommes politiques, de « personnes âgées » qui ne comprennent plus véritablement les préoccupations des masses laborieuses. La légitimité jadis acquise par les acteurs du dialogue et du contrat social sénégalais s’effrite de plus en plus. Ces derniers finissant ainsi par s’enfermer dans un silence coupable par crainte de subir les affres du régime au pouvoir (emprisonnement, mises à nu de leurs propres intérêts, leurs ressources, leurs biens souvent acquises au détriment de l’intérêt général).

3. Le désengagement des instances de régulations internationales  : les événements successifs dans plusieurs pays en Afrique ayant entrainé des coups d’États, la « fin de la Françafrique », la perte de pouvoir de la France dans le choix des hommes politiques en Afrique qui s’est soldé par une diversification des pouvoirs et des partenaires techniques et financiers présents dans la région, la présence des Etats-Unis,  l’arrivée de la Chine, les velléités de Wagner au Sahel, la place des monarchies arabes dans les pays africains ; toutes ces réalités ont conduit à un émiettement du pouvoir de la communauté internationale en Afrique. Ainsi, les hommes politiques, les régimes au pouvoir ne craignent plus l’accès et la conservation du pouvoir par tous les moyens légaux et illégaux. Cette conservation du pouvoir était jadis proposée, défendue et protégée par la France dans son pré-carré africain. Aujourd’hui, les régimes au pouvoir n’ont aucune autorité au-dessus d’eux capable de les contraindre face à leur stratégies politiques d’accéder, de confisquer et de conserver le pouvoir : La société civile qui devait être à équidistance des partis et coalitions politiques a perdu une partie de sa légitimité en raison de sa politisation de plus en plus affirmée et revendiquée. Quant aux partenaires techniques, aux organisations sous régionales et internationales, les récents événements qui ont conduit le Mali, le Bukina Faso et le Niger à se retirer de la CEDEAO constituent une fenêtre d’opportunité pour les régimes en place dans les autres pays de la sous-région de défier l’organisation sous-régionale, déjà affaiblie et qui n’est pas prête à perdre de nouveaux membres.  Concernant les Nations-Unies, la situation des missions comme la Monusco, la Minusma, la perte de légitimité de l’instance internationale dans des conflits comme au Proche-Orient, la faiblesse de ses ressources techniques et financières, la remise en cause de son pouvoir par les GAFAM (Google, Apple, Facebook et Amazon, auquel est parfois adjoint Microsoft) devenus les nouveaux maîtres du monde, ont fini par faire de ce géant au pied d’argile un vieux baobab que tout le monde contourne pour ne pas l’abattre. Le boulevard ouvert par cette perte de pouvoir des instances internationales favorise des revendications nationalistes, de souveraineté des hommes politiques qui sont uniquement mus par leurs propres intérêts au service de l’accession et de la conservation monarchique du pouvoir.

4. L’impression du Président Macky Sall d’être indispensable

Compte tenu de la complexité des enjeux politiques, de l’internationalisation des problèmes publics dans nos pays, des séquelles laissées par la pandémie de covid-19, des conséquences économiques et sociales de la guerre en Ukraine et de la crise palestinienne, de la réduction des oppositions à leur plus simple expression, de l’achat des consciences, de la corruption des autres pouvoirs (législatif, judiciaire, religieux, social…), les hommes politiques au pouvoir dans les pays à fable revenus ont tendance à vouloir accéder et s’éterniser au pouvoir par peur selon eux de laisser le gouvernail de nos États entre les mains de non-initiés qui risquent de nous conduire dans l’abîme de l’anarchie.  La popularité du candidat Bassirou Diomaye Faye et l’évidence de la perte de pouvoir par le candidat du parti au pouvoir ont conduit le Président à vouloir reprendre le pouvoir qui était en train de lui échapper. Aveugle de l’histoire politique de leurs pays, du caractère éphémère de leurs actions, du pouvoir jadis omniscient et omnipotent d’hommes politiques qui ont fini par tomber dans les oubliettes, les hommes politiques pensent être indispensables, essentiels, vitaux à la tête de leurs pays et ne souhaitent pas quitter le pouvoir. Cette situation est sans doute liée à la peur du vide après le pouvoir (Macky Sall a parlé d’un projet de fondation pour la paix après son mandat, cependant, rien n’est encore institué), aux craintes de faire l’objet à son tour d’une reddition des comptes et d’être victime du droit qu’il a lui-même contribué à banaliser au service du politique, mais surtout de la conscience d’une perte de pouvoir à la fin de leurs mandats. L’annonce du président Macky Sall de ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2024 lui a sans doute permis de se rendre compte de cette réalité que sans le pouvoir, l’homme politique n’est rien et cette annonce vise sans doute à rappeler à ceux qui doutaient encore de son pouvoir qu’il est encore le seul homme fort dans ce pays.

Face à cette réalité, il est important pour l’ensemble des acteurs, aussi bien nationaux qu’internationaux, de  repenser le contrat social et de  prendre conscience des risques de l’instrumentalisation du dialogue national et du droit au service des politiques, de redonner du pouvoir aux instances internationales, en repensant leur ingérence dans les affaires politiques nationales et, enfin, de former les hommes politiques sur les valeurs démocratiques, le patriotisme et leur contribution éphémère dans l’évolution historique de nos nations. Un changement de mentalité, de paradigme des autorités (politiques, religieuses, de la société civile, des intellectuelles, des leaders d’opinion… orienté exclusivement sur l’amour du pays, le patriotisme, l’intérêt général est la seule issue possible face à la crise profonde que traverse la société sénégalaise ! Que Dieu nous protège. Amen.

Elhadji Mamadou Mbaye, enseignant-Chercheur en Science politique, UGB, Saint-Louis

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