L’histoire de l’humanité est remplie de grands penseurs qui ont pensé des modèles de société résistant au temps et aux conjonctures. A l’école, comme des anciens colonisés qui traînent toujours avec les bribes de la colonisation, nous nous efforçons de les citer machinalement, oubliant ainsi que chez-nous, un penseur d’une grande carrure théorique et pratique, a pensé un modèle de société : Cheikh Ahmadou Bamba. Il est certes important de s’ouvrir aux pensées de l’humanité car, comme l’écrit le chercheur américain en science politique Francis Fukuyama, «un esprit bien cultivé contient toutes les pensées des siècles qui l’ont précédé». Ce devoir de s’ouvrir aux autres pensées ne doit, tout de même, justifier l’ostracisme de nos propres pensées qui ont la même valeur scientifique et universelle que celles qui sont présentées comme «blanches», donc véridiques et authentiques.
Nous sommes prolixes au sujet de Cheikh Ahmadou Bamba. Il y a d’innombrables conférences qui sont organisées pour épiloguer sur lui. Mais une question fondamentale semble se poser : est-ce que la manière dont nous abordons un penseur comme Ahmadou Bamba est bonne et féconde pour notre société ? Parler de lui est, en tout cas, une profession lucrative pour certains. Les fidèles sont fidèles aux sermons, parfois oisifs et obscurantistes, qui sont régulièrement faits par les conférenciers. Parler d’un penseur comme Ahmadou Bamba exige, à notre sens, un contrat avec l’universalité : c’est inscrire sa pensée dans une perspective globale et globalisante. Car son message est destiné, comme il l’a d’ailleurs écrit dans ses khassaïdes, à tous les hommes. Il dit, dans Massalikoul Djinane, écrit vers 1880, que «chaque génération aura la certitude qu’il est venu pour elle». Mais aussi, parler de l’œuvre du Cheikh requiert une certaine exhaustivité : il ne faut pas circonscrire sa pensée dans la dimension religieuse. Cheikh Ahmadou Bamba n’est pas, comme certains l’entendent, un marabout classique qui a vécu, enseigné, adoré son Créateur pour ensuite disparaître en laissant à la postérité des œuvres peu ou prou éternelles et fructueuses. Son statut dépasse largement cette catégorie. Il est un penseur qui, au-delà même de l’aspect religieux, a une dimension temporelle extrêmement riche et féconde pour l’humanité. Les réflexions, pour qu’elles ne soient pas lacunaires, doivent considérer ces deux dimensions du Cheikh : spirituelle et temporelle. Il urge donc de changer d’approche dans la diffusion du message du Cheikh, pour prendre en compte toutes les dimensions de sa pensée herculéenne.
Cheikh Ahmadou Bamba est, à notre sens, dans l’entièreté, en toute objectivité, un penseur politique (au sens de modeler une société). Vouloir circonscrire sa pensée dans la dimension religieuse, comme nous l’avons dit, est une ignorance notoire de l’œuvre du «penseur venu du Baol», comme je l’appelle affectueusement. Son œuvre regorge, concrètement, une dimension temporelle dont la quintessence rivalise avec les plus grandes œuvres humaines de pensée politique. Dont nous prenons beaucoup de plaisir à citer, soit par méconnaissance ou pour des raisons culturelles, en ostracisant nos pensées de chez-nous. L’authenticité et l’originalité du Cheikh s’expliquent, comme le souligne le Président Mamadou Dia à l’occasion du Magal de 1957, par «son souci de se définir par ses propres valeurs» (Dr Khadim Bamba Diagne, La vision économique du Mouridisme dans l’histoire de la pensée économique, L’Harmattan-Sénégal, 2020) en s’affranchissant des mauvaises influences occidentales au moment de la colonisation. Il a réussi à préserver sa communauté de l’aliénation culturelle induite par l’entreprise coloniale en essartant, pour elle, une voie qui a fait de ses disciples des indigènes musulmans, altiers, décomplexés, solidaires, travailleurs, autonomes, etc.
Les dynamiques économiques extraordinaires et subversives des sociétés asiatiques à partir des années 1990, illustrent parfaitement la pertinence de la vision nationaliste du Cheikh : les sociétés se dynamisent en s’appuyant sur «leurs marchés intérieurs» (Rocard Michel, Le développement de l’Afrique, une affaire de volonté, 2003, cité par le Pr Moustapha Kassé, L’économie du Sénégal, L’Harmattan-Sénégal, 2015) et sur leurs valeurs. Cheikh Ahmadou Bamba avait compris, il y a presque un siècle, que les décollages économiques et sociaux d’une Nation sont sous-tendus par les moteurs de celle-ci. Cette conception a fait de lui, comme le souligne le Président Mamadou Dia dans son discours historique du 4 septembre 1957 en prélude au Magal de Touba, un père du nationalisme sénégalais, un nationaliste chevronné. Les sociétés asiatiques se sont appuyées sur leurs ressources culturelles pour définir des voies différentes de celles occidentales. Elles ont réussi, en un temps record, à créer des économies compétitives, qui ont bousculé l’ordre économique mondial. Toute la pensée de Cheikh Ahmadou Bamba se résume, nous pouvons dire, dans ce nationalisme en réponse à l’entreprise coloniale. Il s’agissait, pour lui, de créer un modèle qui permettra à sa communauté de s’affranchir de la dépendance envers le colonisateur afin de vivre pleinement sa foi et de garder sa dignité. Il fallait inventer, pour pérenniser sa pensée et sauvegarder l’authenticité de sa communauté, des mécanismes d’implosion des carcans culturels et économiques issus de la dévastatrice entreprise coloniale. Toute la vie du Cheikh a été marquée par le souci de défricher son propre sentier, bâtir des œuvres qui ne sont ni d’obédience orientale (les Arabes) ni occidentale (les Blancs), anoblir la race noire victime de la colonisation et de la traite négrière. A ce titre, le Président Mamadou Dia, dans son discours, disait : «Lorsque je dis que toute la vie de Ahmadou Bamba a été marquée par cette volonté de se définir par ses propres valeurs, et en s’opposant à toutes les influences, à toutes les pressions, je ne veux pas tout rappeler d’une histoire que chaque Sénégalais doit cependant connaître (…)
Toute l’œuvre de Ahmadou Bamba, dans la forme comme dans le fond, du point de vue littéraire comme par son contenu spirituel, est nourrie des mêmes valeurs et porte le même témoignage. Cette œuvre affirme et chante la négritude. Elle l’a chantée en Afrique et pour les Africains, bien avant que nos intellectuels de culture occidentale l’aient retrouvée par le long détour des humanités occidentales et du retour au pays natal. Nègre, son œuvre l’est dans sa technique de la poésie, dans sa versification originale. Elle l’est dans son poème imagé, coloré, rythmé, qui rompt spontanément avec toutes les techniques étrangères, qu’elles soient de l’Occident ou de l’Orient, de l’Europe ou de l’Arabie.»
L’arrivée des religions révélées à l’homme et «à l’Africain» a torpillé les religions indigènes, considérées comme barbares. Les religions, comme l’a montré le politologue américain Samuel Phillip Huntington (Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, Paris, 1996), constituent les locomotives des civilisations (au sens de Durkheim et de Mauss). Les civilisations occidentale et musulmane, grâce aux religions qui les ont portées, ont profondément pénétré les sociétés africaines et «spolié» leur identité. Les efforts d’«africanisation» de ces religions -sans les vider de leur contenu- ont tout de même existé dans certaines communautés africaines comme celle du Mouridisme. Cette communauté africaine du Sénégal a fait le travail d’inféoder l’islam dans son corpus social, sans travestir sa substance. «Dans le rendez-vous du donner et du recevoir culturel, les Mourides apporteront beaucoup de choses au reste du monde. Malgré toute la campagne de destruction de cette communauté depuis 1889 sur tous les plans, elle grandit positivement sur tous les plans. Les Mourides ont développé leur propre culture basée sur des valeurs endogènes. Cheikh Ahmadou Bamba a pris la religion musulmane sans la culture arabe. Donc ce qu’on appelle l’islam noir, c’est juste l’islam accueilli en Afrique noire avec la culture wolofe. Le Mouridisme, c’est notre identité, ce sont nos valeurs, c’est nous, c’est notre voie», écrit Dr Khadim Bamba Diagne.
Les travaux de l’économiste Dr Khadim Bamba Diagne sont édifiants sur la dimension temporelle et ingénieuse de Cheikh Ahmadou Bamba. Dans La vision économique du Mouridisme dans l’histoire de la pensée économique, un chef-d’œuvre paru en 2020 aux Editions L’Harmattan, Dr Khadim Bamba nous ramène à deux conclusions fondamentales : premièrement, les théories économiques qui se sont succédé dans l’histoire ont pour finalité la richesse matérielle et la thésaurisation ; deuxièmement, dans cette histoire de la pensée économique, surgit, parallèlement, une autre forme d’économie endogène et spécifique qui se démarque totalement des théories économiques mettant en avant l’individualisme occidental et la richesse matérielle en dehors de toute considération morale et éthique : l’économie mouride. Celle-ci constitue une rupture fondamentalement épistémologique et téléologique. En témoigne l’abandon de la terminologie économique classique : «Al Kasb» (l’éducation spirituelle des Mourides car, pour le Cheikh, le savoir doit être le fondement de toute action), «kasbul Alal» (le travail physique et la recherche de moyens licites pour s’assurer une autonomie afin de mieux adorer son Créateur), «Al Khidma» (le service rendu à la communauté et son hégémonie sur les individus, contrairement aux considérations occidentales qui mettent l’individu au-dessus de la société ; la compréhension de la Khidma, écrit Dr Khadim Bamba Diagne, fait la singularité des Mourides) et la «Himma» (la volonté créatrice, c’est-à-dire la force des Mourides à réaliser d’énormes prouesses grâce à leur haut niveau d’engagement pour la communauté, qui les transcende avec l’autorité incontestable du Khalife). Dans l’histoire de la pensée économique, le Mouridisme, de façon significative et concrète, a apporté sa vision, fondamentalement basée sur ses valeurs, ses desseins, son environnement et sur l’effluve intellectuel et charismatique de son fondateur.
La réalité selon laquelle Cheikh Ahmadou Bamba est un penseur, au même titre que les penseurs du monde qui ont bourré nos crânes à force de répétitions à l’école du Sénégal, ne souffre d’aucune ambiguïté. Il a apporté, en se basant sur ses propres valeurs, sa vision du monde (weltanschauung, selon les Allemands). Une vision du monde qui doit profondément changer notre rapport avec son œuvre et avec la mission qu’il a réussie en dépit d’inextricables épreuves. Réfléchir sur «le penseur venu du Baol», comme nous l’avons dit, à notre sens, revient à le placer dans une perspective globale et globalisante, mais aussi exhaustive. Quand bien même que son message est universel, Cheikh Ahmadou Bamba, de prime abord, appartient à notre pays, et que nous devons être les premiers à bénéficier de son œuvre spirituelle et surtout, au regard des conjonctures économiques et sociales, temporelle.
Baba DIENG
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