LA GAUCHE PLURIELLE SUR LE DOS DE LA GAUCHE RÉELLE, par  MOUHAMED ABDALLAH LY

La « gauche », ce n’est ni un instrument de la signalétique publicitaire ni un totem. Être de gauche, c’est prendre parti, en théorie et surtout en actes, contre l’oppression, l’exploitation, la soumission aux intérêts des puissances impérialistes, etc.

Dans une « résolution finale » qui a sanctionné les « Assises des forces de la Gauche plurielle », tenues les 5 et 6 août 2023 à Dakar, les parties prenantes ont tenu à manifester « leur entière solidarité aux peuples en lutte partout dans le monde ». « Partout dans le monde » ! Pourtant, aucun mot d’empathie, et encore moins de solidarité, n’a été consigné dans ladite résolution à l’intention des sympathisants et militants de Pastef et de leur leader Ousmane Sonko. Ces derniers, ne sont-ils pas engagés en ce moment même dans une lutte des plus âpres contre un régime impopulaire et sanguinaire qui a fait de la soumission à l’ordre impérialiste, de la prédation et de la répression son système privilégié de gouvernance ?

Une semaine avant l’énonciation de cette résolution, Ousmane Sonko a été placé en détention et un décret de dissolution de Pastef signé de la main du président de la République et non moins chef de l’APR a été publié. Mais manifestement la gauche dite « plurielle » n’en a cure ! Et pourtant, une des caractéristiques de marque de toute gauche digne de ce nom est de s’affirmer comme le pôle le plus résolu et le plus conséquent contre les violations, par les pouvoirs despotiques, des libertés démocratiques conquises de haute lutte. Ce qu’au contraire tient à dénoncer notre « gauche plurielle », ce sont d’après les termes de sa résolution, « des tentatives désespérées de l’opposition radicale de déstabiliser le pays, avec l’utilisation de la violence (jusque dans la diaspora), entraînant morts d’hommes et destructions de biens publics et privés, en dépit du dialogue national dont la tenue a abouti à des consensus forts entre la majorité et l’opposition républicaine » !

Ainsi donc, il y aurait au Sénégal une opposition qui serait « républicaine » tandis que l’autre dite « radicale » serait constituée de forces antirépublicaines que l’on ne daigne pas nommer.

D’ailleurs, dans la partie de la résolution consacrée à « l’actualité nationale », les participants « appellent au respect des institutions de la République et des règles de bon fonctionnement de la démocratie, des autorités institutionnelles, religieuses, coutumières, à l’utilisation du dialogue comme instrument de pacification de l’espace politique ». Alors qu’ils ont eu tout le mal du monde à se départir des stigmates d’une diabolisation de la part du Parti socialiste, d’autant plus tenace qu’elle a duré une trentaine d’années (avec des termes comme « athées », « subversifs », « séditieux », « agents téléguidés par les communistes étrangers »), alors que leurs chairs portent encore la mémoire d’une violence d’État qui a pu contraindre bon nombre d’entre eux à l’exil ou à la clandestinité, sans compter des séjours réguliers en prison ainsi que des enrôlements forcés dans l’armée, certaines des personnalités qui sont à l’initiative de la « gauche plurielle » n’ont aucun mot pour la répression et la censure ambiantes. Qui l’eût cru ?

Sous les dehors d’une défense de la République, de notre modèle démocratique, des confréries, de la paix civile, ces personnalités reprochent en somme à Pastef des positions trop « radicales » ! Être radical, à notre sens, ne signifie guère être antirépublicain. Il signifie plutôt opter pour une thérapie de fond et non pour de simples et éternels replâtrages de surface à l’intérieur du même système, tel un médicastre qui affectionne de poser un cautère sur une jambe de bois. Dans ce sens étymologique du terme (« agir sur une cause profonde »), l’alternative de rupture que porte Pastef n’a pas à avoir peur du qualificatif de « radicale ».

Cela dit, un observateur assidu du cours politique qui lirait la résolution pourrait dire : « après tout rien de neuf sous le soleil ! ». En effet, le 15 février 2022 déjà, certaines de ces personnalités avaient publié un texte à travers lequel elles entendaient lancer « un appel solennel et pressant à toutes les forces démocratiques et républicaines, sans exclusive, pour la mise en place d’un front républicain capable de faire barrage à la vague dévastatrice que nous promettent les groupes fascisants de l’opposition radicale ». Le 15 février 2023, un an jour pour jour après cet appel, des partis politiques qui se réclament de la gauche ont cosigné un autre texte dans lequel ils ont appelé à la promotion, sur la base des conclusions des Assises nationales, d’une « nouvelle Gauche plurielle ».

Et voilà donc que les 5 et 6 août 2023, au moment même où l’APR s’est mutée en monstre autoritaire et sanguinaire après avoir étalé son incapacité à satisfaire la demande sociale et à mettre fin au brigandage des ressources publiques, des partis dits de gauche, jusqu’ici à ses basques en dépit de sa trahison de la Charte de gouvernance des Assises nationales et des propositions de réformes de la CNRI, persistent et signent leur entente cordiale opportuniste avec les tenants de l’Etat-Parti néocolonial. Au fond, sur le dos de qui ? A y regarder de plus près, c’est bien sur le dos de la « gauche réelle » que ces formations politiques collaborationnistes comptent s’appuyer pour ne pas quitter la scène.

« Gauche réelle » ai-je dit car comme chacun sait, c’est pendant que les diverses composantes de la « gauche plurielle » succombaient à l’appât d’un pouvoir prédateur, se mourant ainsi dans le gouffre de la capitulation et de la compromission, que se forgeait dans les tranchées des luttes populaires, une alternative à la gauche d’antan. La « gauche réelle » a, en effet, suscité l’adhésion de couches populaires estimant que ceux qui portent à présent leurs revendications pour de meilleures conditions de vie et de travail, ceux-là qui mènent une lutte acharnée contre leur exploitation et leur répression, ce sont les nouvelles forces politiques comme Pastef et les nouveaux mouvements contestataires comme Frapp, Y’en A Marre, Nittu Dëgg, etc. Au demeurant, c’est d’ailleurs parce que Pastef avait fini de montrer qu’il fait partie des nouvelles forces montantes sur notre continent, portées par les jeunesses progressistes, patriotiques, anti-impérialistes et panafricanistes, en lutte pour une alternative de rupture souveraine et populaire, au service des peuples du Sénégal et d’Afrique, que des partis de gauche dont Yoonu Askan Wi/Mouvement pour l’Autonomie Populaire (YAW) ainsi que des dirigeants émérites du PAI historique tel le doyen Alla Kane, avaient décidé d’œuvrer à la jonction-fusion  avec Ousmane Sonko et le parti Pastef. Cette fusion réalisée sur la base d’une ligne programmatique progressiste, patriotique, anti-impérialiste et panafricaniste s’est raffermie durant les batailles communes pour le « non » au referendum de 2016, lors des élections législatives de juillet 2017, de la présidentielle de février 2019, des locales et des législatives de 2022. Et c’est fort de cela que « la gauche réelle » est depuis lors de tous les combats politiques, sociaux et citoyens pour l’état de droit véritable ainsi que pour la prise en charge, la défense et la promotion des revendications populaires légitimes.

L’on ne peut que se désoler de devoir rappeler que la « gauche », ce n’est ni un instrument de la signalétique publicitaire ni un totem. Être de gauche, c’est prendre parti, en théorie et surtout en actes, contre l’oppression et l’exploitation, la soumission aux intérêts des puissances impérialistes, le pillage et le bradage des ressources nationales, la pauvreté galopante, les inégalités et les injustices sociales, la corruption et le brigandage financier, l’instrumentalisation de la justice, la gestion autocratique des affaires du pays sous l’égide du présidentialisme néocolonial, etc. Sous ce rapport, les enjeux sont clairs. Au-delà des étiquettes formelles, il s’agit, hic et nunc, de choisir en toute connaissance de cause entre deux camps : d’un côté le camp de la servitude volontaire de soumission aux intérêts de l’impérialisme et de la bourgeoisie néocoloniale à son service, de l’autre le camp de la résistance citoyenne pour l’indépendance nationale et la souveraineté populaire effectives, afin qu’une Afrique riche de tout son potentiel humain et de ses immenses ressources naturelles, une Afrique libre et unie, puisse enfin porter sur ses épaules de géant, le présent et l’avenir de tout un continent. C’est pourquoi, nous invitons tous les militant-e-s dévoué-e-s à la cause du peuple et des masses africaines et qui souhaitent radicalement porter leur aspiration à une gouvernance démocratique, fondée sur l’indépendance réelle et la souveraineté populaire, leur aspiration à un développement endogène solidaire et inclusif au profit prioritaire du plus grand nombre, dans une Afrique libre, unie et prospère, à ne pas lâcher la proie pour l’ombre. La « gauche réelle » demeure plus que jamais la locomotive qui pourra tirer une grande coalition unitaire, représentative et combative, capable de venir à bout d’un pouvoir dictatorial décadent. Elle est à tout le moins mieux indiquée qu’un conglomérat de partis parasitaires et désuets qui n’ont pas su former une relève ni garder l’influence  qu’ils ont pu exercer jadis sur les mouvements sociaux et les mobilisations populaires.

Addendum

Je termine cette tribune pratiquement au moment même où j’achève la lecture des mémoires du professeur Abdoulaye Bathily (Passion de liberté, 2022). Cet ouvrage est une précieuse mine d’informations sur les luttes de libération de notre continent, sur les combats pour le tournant démocratique, sur les arcanes diplomatiques des organisations régionales et continentales… Il est aussi un incontournable outil de réflexion sur la contribution de la gauche sénégalaise aux dynamiques politiques qui ont valu au Sénégal deux alternances démocratiques ; sur la maladie infantile qui lui a coûté moult divisions et dispersions, ainsi que sur les faiblesses endémiques qui l’ont empêchée de conquérir le pouvoir et l’ont amenée à devoir, en définitive, se suffire d’un rôle de faiseur de rois, incapable de peser durablement sur les orientations des politiques gouvernementales. On ferme ce livre en mesurant la perte que constitue, pour les jeunes générations, le fait de ne pas pouvoir disposer sur les mêmes questions des mémoires d’un Amath Dansokho et de tant d’autres leaders de la gauche. Ainsi qu’aime à le dire Pr. Abdoulaye Bathily, « on ne peut pas faire son temps et le temps des autres ». C’est pourquoi, au fond, ce que certains doyens de la « gauche plurielle » doivent aux jeunes générations, ce sont surtout des bilans. Ceux qui n’ont jamais capitulé, n’en ont pas moins, eux non plus, une dette envers les jeunes générations : des mémoires, une transmission, des orientations et de la formation dans une osmose intergénérationnelle. Mais on semble loin de ces options de sagesse du côté de la « gauche plurielle ».

En effet, d’après la presse en ligne, le chef de l’APR-BBY aurait reçu ce vendredi 18 août 2023 « ses alliés de la gauche », dont ceux qui sont à l’initiative des assises de la « gauche plurielle ». Durant cette rencontre, les porte-paroles auraient regretté « les violentes manifestations notées au Sénégal depuis mars 2021 » et dénoncé « l’avènement de forces politiques violentes que le Sénégal n’a jamais connues » et qui promouvraient « un chaos total », avant de se concerter sur les critères du choix de leur candidat commun pour l’élection présidentielle de 2024. Bien belle manière pour la « gauche plurielle » parasitaire de continuer à vivre sur le dos de la bête !

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