LA LOI D’AMNISTIE: UN CRIME MÉMORIEL, LAMINE NIANG

Je garde une photo de profil spéciale sur mon compte Telegram depuis deux ans. C’est l’image de deux sandales bleues décrépites, la moitié du talon de l’une d’elles, marquée par l’usure, est complètement arrachée. La poussière et les taches de sang qui couvrent ces savates donnent une idée de la fin fatidique du propriétaire. Elles appartenaient à Cheikh Wade.

C’est une photo saisissante qui illustre l’étendue de la condition sociale du jeune manifestant abattu et l’atrocité de ses derniers instants sur terre. C’était le 8 mars 2021.

Après son décès tragique, une courte vidéo devenue virale montre clairement  un élément des forces de sécurité caché derrière une voiture avec une arme à feu. Il tire à bout portant sur Cheikh Wade et on entend la voix de celui qui filmait la scène du haut d’un immeuble crier que la tête de la victime a explosé. Quelques instants après, une voiture de la police est venue jusqu’à la hauteur du corps gisant sur le sol, avant de poursuivre tranquillement sa route.

Je m’étais fait la promesse de conserver cette photo jusqu’à ce que les coupables de cet acte barbare soient un jour identifiés et sévèrement punis. Comme Cheikh Wade, ils sont plusieurs autres dizaines de jeunes qui ont perdu la vie alors qu’ils exerçaient un droit constitutionnel. Celui de pouvoir manifester librement.

Aujourd’hui, c’est une loi d’amnistie sous le couvert d’une volonté de pacification de l’espace sociale et politique, qui nous invite à effacer de notre mémoire collective cette sauvagerie sanguinaire à laquelle les Sénégalais ont tristement assisté de 2021 à 2024. Quelle duperie politique de la part de Macky Sall ! Sentant la fin si proche, il veut s’offrir une nouvelle virginité morale. À qui profite ce nouveau crime mémoriel ? Comment peut-on absoudre aussi facilement les auteurs de tous ces graves crimes ? L’homme et son entourage sont encore dans leurs basses manœuvres politiques pour se tirer d’affaire.

Ce n’est point le sort et l’affliction des familles éprouvées qui importent pour Macky Sall. Le contenu du bref exposé des motifs du projet de la loi qui sera présentée à l’Assemblée nationale est assez édifiant. Le champ lexical de la politique y est foisonnant. Rien qui rappelle ou qui fait mention du ressenti ou de la souffrance des familles des victimes. Un texte à l’image de l’homme dans sa froideur.

Nous n’avons jamais eu droit à un mot de dénonciation des crimes commis ou l’expression d’une pensée compatissante envers les familles des victimes. Au contraire, ses différentes tribunes étaient toujours l’occasion pour poursuivre les menaces sur les manifestants avec cette forme d’arrogance pathologique qui le caractérise.

Ce qui s’est passé ces trois dernières années dépasse le cadre politique et les bas calculs politiciens de l’instant présent. Que pèse la libération de tous les détenus politiques sur la balance de la tristesse d’une mère comme celle de Fallou Sène dont le récit de la peine éprouvée est sans aucun doute partagé par tous ceux qui ont perdu des êtres chers, assassinés le plus souvent à la fleur de l’âge. «Fallou était mon fils cadet. Je l’ai eu à un âge avancé (47 ans). Il est parti comme une comète en laissant un grand vide autour de moi, mais je m’en remets à Dieu. Il était mon ami, mon intime, je l’aimais beaucoup et fondais beaucoup d’espoir en lui», témoigne dans un journal la mère de ce garçon de 15 ans qui a reçu une balle à la poitrine le 1er juin 2023 aux Parcelles Assainies.

Que pèse une libération sans procès après une arrestation souvent humiliante, doublée parfois de tortures, de conditions carcérales inhumaines, de familles disloquées et de séquelles physiques et mentales à vie, si elle n’est pas assortie d’une détermination des responsabilités et des justes sanctions et réparations ?

Il est certes possible d’oublier lorsque la demande de pardon est sincère et de bonne foi. Le Sénégal peut retrouver sa paix et sa sérénité d’antan. Les cœurs peuvent également être apaisés un jour et nos colères surmontées.

Mais cela ne saurait être possible en l’absence d’un tantinet de transparence et d’un minimum d’humanité dans la démarche.

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