Le Sénégal, naguère cité en exemple de démocratie en Afrique, a connu un mois de février 2024 tumultueux avec le projet de report de la présidentielle initialement prévue le dimanche 25 février 2024. En effet, à moins de 24 heures de l’ouverture de la campagne électorale, le Président SALL, par le décret n° 2024-106, abrogeait le décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024. Ce décret présidentiel a été pris sur la base d’une supposée crise des institutions. En effet, le conseil constitutionnel avait invalidé la candidature de Karim WADE du Parti Démocratique Sénégalais (PDS), ce dernier disposant encore de la double nationalité (française et sénégalaise) lors du dépôt de son dossier de candidature, alors que l’article 28 de la Constitution
prévoit que « Tout candidat à la Présidence de la République doit être exclusivement de nationalité sénégalaise ». Suite à cette invalidation, les députés du PDS ont nommément accusé deux membres du conseil constitutionnel d’être corrompu par Amadou BA, actuel Premier Ministre du Sénégal et candidat officiel de la coalition politique « Benno Bokk Yakkaar » présidée par le Président de la République.
Une commission d’enquête parlementaire a alors été mise sur pied par les députés du PDS laquelle a adopté une résolution demandant le report de l’élection présidentielle de 6 mois. Dans ce contexte et avant l’adoption définitive de ce report par l’Assemblée nationale, le Président de la République a jugé bon de prendre le décret reportant sine die l’élection présidentielle. Les députés de la majorité présidentielle (au nombre de 83) ont alors soutenu et voté la proposition de loi constitutionnelle laquelle fixerait finalement la date de l’élection présidentielle au 15 décembre 2024 et permettrait à l’actuel Président de rester en fonction au-delà de la période de 5 ans prévue par la Constitution.
Pour rappel, ladite loi constitutionnelle prévoyait deux choses : d’une part, le report de l’élection présidentielle au 15 décembre 2024 ; et, d’autre part, l’actuel Président de la République reste en fonction jusqu’à l’élection de son successeur.
L’opposition sénégalaise et une partie des candidats à l’élection présidentielle estiment que ladite loi viole les dispositions des articles 27 et 103 de la Constitution, lesquels prévoient respectivement que « la durée du mandat du Président de la république est de 5 ans » et que « le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du Président de la République ne peuvent faire l’objet d’une révision ». Ces articles, dans leur rédaction actuelle, ont été introduits par un référendum de 2016 voulu par l’actuel Président.
Les pourfendeurs de cette loi soutiennent que la date de l’élection ne peut être reportée au-delà du 2 avril 2024, date de fin du mandat du Président de la République. Le 8 février 2024, ils ont saisi le conseil constitutionnel de neuf recours aux fins de lui demander :
– de déclarer illégal le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024.
– de déclarer contraire à la constitution la loi n° 4/2024 adoptée par l’Assemblée Nationale en sa séance du 5 février 2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution.
– d’ordonner la poursuite du processus électoral et d’ajuster, si besoin, la date de l’élection présidentielle pour tenir compte des jours de campagne perdus.
En d’autres termes, il est demandé au conseil constitutionnel, seul juge de l’élection présidentielle, de rétablir le processus électoral là où le Président de la République l’a illégalement interrompu, dans son allocution du samedi 3 février 2024.
Après avoir rappelé le périmètre de sa compétence en matière de révision constitutionnelle et de la plénitude de sa compétence en matière électorale pour connaitre tous les contentieux relatifs aux actes administratifs participant directement à la régularité de l’élection présidentielle, le conseil constitutionnel s’est prononcé sur
le fond des recours déposés par les requérants en accédant à leur demande. Voici un résumé en des points saillants de la décision du conseil constitutionnel.
i) Inconstitutionnalité de la loi constitutionnelle reportant la date de l’élection présidentielle au 15 décembre 2024
Le conseil constitutionnel s’oppose au report de l’élection présidentielle et à la prorogation du mandat du Président de la République dans la mesure où la loi constitutionnelle viole expressément les dispositions des articles 27 et 103 précités.
En effet, l’Assemblée nationale s’est arrogé un pouvoir qu’elle n’avait pas en ce sens qu’elle modifie des dispositions constitutionnelles que seul le pouvoir constituant originel peut modifier. En d’autres termes, les députés ne peuvent pas, fut-il par biais d’une loi constitutionnelle, modifier la forme république, le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du Président de la République. Seul le peuple peut toucher (réviser ou abroger) à ces règles matérielles, dans le cadre d’un référendum ou d’une nouvelle constitution.
Le conseil constitutionnel recadre l’Assemblée nationale laquelle ne peut agir que dans les limites posées par la Constitution. Elle ne peut s’octroyer une compétence ou un pouvoir que le Peuple Sénégalais ne lui a pas confié.
Le peuple est seul souverain. Dès lors, il est seul habilité à modifier ou abroger toutes les dispositions constitutionnelles.
ii) Illégalité subséquente du décret abrogeant le décret portant convocation du corps électoral en date du 25 février 2024
L’illégalité du décret du Président de la République est une conséquence logique tirée de l’inconstitutionnalité de la loi constitutionnelle reportant l’élection présidentielle à la date du 15 décembre 2024.
Rappelons-nous du contexte dans lequel ce décret présidentiel avait été pris. En effet, le Président de la République, dans son message à la Nation du 3 février 2024, avançait plusieurs arguments. D’une part, il estimait qu’il existait « un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges. ». D’autre part, « L’Assemblée nationale, agissant en vertu de ses prérogatives, [l]’a saisi, pour avis, conformément à son règlement intérieur, d’une proposition de loi constitutionnelle en procédure d’urgence portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution. ».
Dans ces conditions, le décret du Président de la République est dépourvu de base légale du fait de l’inconstitutionnalité de la loi constitutionnelle, issue de la proposition de la loi ayant servi de fondement à ce décret.
Dès lors, la séparation des pouvoirs est rétablie en ce sens que, ni le Président de la République (tête du pouvoir exécutif), ni l’Assemblée Nationale (le pouvoir législatif) ne peuvent intervenir dans le processus électoral, encore moins décider du report de l’élection présidentielle en lieu et place du conseil constitutionnel seul habilité à y procéder dans les cas prévus par les textes en vigueur au Sénégal. Le conseil constitutionnel sauvegarde ainsi sa compétence en matière d’élection présidentielle.
iii) La poursuite du processus électoral
Dans leur recours, les requérants ont demandé expressément au conseil constitutionnel d’une part la poursuite du processus électoral et, d’autre part, si besoin est, d’ajuster la date de l’élection présidentielle en tenant compte des jours perdus du fait de la suspension du processus par le Président de la République. Si le conseil constitutionnel accède à la première demande, il ne fixe pas lui-même expressément la nouvelle date de l’élection présidentielle. Il laisse cette faculté aux autorités compétentes. Il ne donne pas pleinement satisfaction aux requérants qui auraient certainement souhaité qu’il fixât cette date, retirant ainsi qu’aux autorités compétentes toute marge de manœuvre sur ce point. En tout état de cause, le conseil constitutionnel a rempli pleinement et de manière historique, son rôle de pouvoir régulateur et de stabilisation des institutions.
iv) Certitudes à tirer de la décision du conseil constitutionnel
De cette décision, nous pouvons en tirer plusieurs certitudes. En effet, il est clair que le processus électoral reprend son cours au stade où il a été interrompu c’est-à-dire le 3 février 2024. Ainsi, tous les actes posés et les étapes franchies jusqu’à cette date demeurent valables. Par conséquent :
– On ne reprend pas le processus électoral depuis le début. Le processus suit son cours ;
– Les candidatures invalidées sont définitivement écartées du processus électoral ;
– Seuls les candidats retenus par le conseil constitutionnel peuvent participer à cette élection
présidentielle ;
– Le Président de la République ne pourra rester en fonction au-delà du 2 avril 2024 ;
– L’élection présidentielle doit être organisée dans les meilleurs délais par les autorités compétentes.
v) De l’incertitude imaginaire pouvant résulter de la décision du conseil constitutionnel
Le renvoi à l’autorité compétente pour fixer dans les meilleurs délais une nouvelle date de l’élection présidentielle peut être vu, par certains, comme une source d’incertitude, car l’autorité disposerait d’une latitude quant à la date à retenir. Or, il n’en est rien pour les raisons développées ci-après.
L’autorité compétente retient une date avant le 2 avril 2024
La fixation de cette date peut être faite de manière unilatérale ou en concertation avec les candidats à l’élection présidentielle. La seconde option est la meilleure car elle permettrait aux candidats de donner leur consentement car nous vivons une situation exceptionnelle. Aussi, cela contribuera non seulement à apaiser la tension politique palpable actuellement dans le pays mais aussi à écarter objectivement toute velléité de contestation ou de critique de la part des candidats. En tout état de cause, si l’autorité ne les sollicite pas, ils devront néanmoins se plier à sa décision, l’essentiel résidant dans le fait de tenir l’élection présidentielle avant le 2 avril 2024. Enfin, cette hypothèse nous évitera de plonger le Sénégal dans l’inconnue.
L’autorité compétente retient une date postérieure au 2 avril 2024
Deux scenarios pourraient alors se présenter. L’actuel Président de la République fixe la date au-delà du 2 avril 2024. Dans cette hypothèse, la date qu’il aura retenu ne peut aller au-delà de juillet 2024 conformément aux dispositions de l’article 31 de la Constitution lequel dispose que « Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès, le scrutin aura lieu dans les soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel ». Dans ce cas, le Président de l’Assemblée nationale assurera la suppléance de la Présidence après constatation de la vacance (démission, empêchement définitif, décès) par le conseil constitutionnel conformément aux articles 39 à 41 de la Constitution.
En revanche, si l’actuel Président de la République ne fixe aucune date jusqu’au 2 avril 2024, il ne sera plus en fonction conformément à la présente décision du conseil constitutionnel. Ce dernier devra alors constater la vacance de la Présidence et le Président de l’Assemblée nationale en assurera la suppléance. Il aura l’obligation lui aussi d’organiser l’élection présidentielle au plus tard courant juillet 2024.
En conclusion, il n’existe aucune incertitude quant au fait que le Sénégal aura un nouveau Président dans le meilleur des cas, le 2 avril 2024, et dans le pire des cas, courant juillet 2024.
Kadialy NOBA
Juriste- fiscaliste